On observe d'abord en effet que, dans les pays de l'OCDE, l'effet du taux de chômage sur la croissance des salaires s'affaiblit. Au Japon et au Royaume-Uni, cet effet a disparu ; aux États-Unis et dans la zone euro, une baisse de 1 point du taux de chômage ne conduit plus qu'à une augmentation d'un quart de point par an de la croissance des salaires.
On voit aujourd'hui cette très faible réaction des salaires à la situation de plein emploi aux États-Unis, au Royaume-Uni, au Japon, à la baisse rapide du chômage dans la zone euro. L'inflation au Royaume-Uni a beaucoup progressé avec la dépréciation de la livre sterling, mais aux États-Unis et dans la zone euro, l'inflation sous-jacente (hors effet de prix des matières premières) reste très éloignée de 2 % (elle est de 1,3 %), et au Japon l'inflation reste nulle. La corrélation entre inflation et cycle économique a donc beaucoup reculé avec ce qui semble être une forte perte de pouvoir de négociation des salariés due probablement à la nature des créations d'emplois (dans de petites entreprises de services non syndicalisées), à l'exigence d'une forte rentabilité du capital.
Les plateformes internet font baisser les prix
À ce qui précède s'ajoutent les effets de la digitalisation, d'Internet, sur les prix de consommation. Les nouvelles technologies de distribution (e-commerce), les plateformes internet font baisser les prix pour le consommateur. Cela se voit clairement quand on compare les prix de production avec les prix de consommation pour les produits industriels. En ce qui concerne les prix des services, on sait qu'il existe un problème sérieux de mesure puisque la comptabilité nationale ne sait pas bien intégrer dans les indices de prix les nouveaux services pour lesquels il n'existe pas de référence antérieure.
Cela conduit à une forte surestimation de l'inflation globale de l'ordre de 0,6 point par an. Il est donc très probable que, dans les services aussi, les nouvelles technologies conduisent à une forte baisse des prix pour le consommateur.
Quel est alors le scénario à risque pour les banques centrales ? Que le nouveau fonctionnement du marché du travail, le nouveau modèle de formation des salaires, d'une part, la digitalisation de la distribution des biens et services, d'autre part, impliquent que, même au plein emploi, l'inflation sous-jacente dans les pays de l'OCDE reste nettement supérieure à l'objectif d'inflation de 2 %.
Ce n'est pas l'hypothèse avec laquelle les banques centrales, en particulier la Réserve fédérale et la BCE, travaillent aujourd'hui : officiellement, elles attendent un retour de l'inflation au-dessus de 2 %, mais plus lentement et plus tardivement que dans le passé, avec l'affaiblissement de l'effet du taux de chômage sur la croissance des salaires vu plus haut. Cela explique qu'elles normalisent ou vont normaliser, au moins partiellement, leur politique monétaire (réduction de la taille du bilan de la Réserve fédérale et hausse du taux des fed funds aux États-Unis, sortie du quantitative easing dans la zone euro).
Politique monétaire et endettement des agents économiques
Mais que se passerait-il si, en réalité, l'inflation sous-jacente dans les pays de l'OCDE restait dans le futur nettement inférieure à 2 % même au plein emploi, même à la fin d'une période d'expansion ?
Dans cette configuration où l'inflation sous-jacente ne reviendrait pas à 2 % en fin de période d'expansion, et cette configuration n'est pas totalement à exclure, on l'a vu, les banques centrales devraient nécessairement renoncer à l'inflation targeting (à la politique monétaire basée sur l'objectif d'inflation) et réfléchir à leur doctrine. Déjà aujourd'hui, la Banque du Japon a abandonné l'objectif d'inflation pour un objectif de stabilité des taux d'intérêt à long terme (0 % pour le taux d'intérêt à 10 ans).
Si les banques centrales doivent changer de doctrine, quels sont les choix possibles ? Aux États-Unis, certains membres du conseil de la Réserve fédérale évoquent un lien entre la politique monétaire et la vitesse de création des emplois, mais quel est le fondement de ce type de politique monétaire, à quoi sert-elle s'il n'y a pas d'inflation ?
On peut plus sérieusement évoquer le renforcement du lien entre politique monétaire, évolution de l'endettement des agents économiques, évolution des prix des actifs (actions, immobiliers) : il s'agirait de donner aux banques centrales un objectif de stabilité financière beaucoup plus qu'un objectif de stabilité des prix des biens et des services.